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Recueil de poèmes, N'importe quelle chose glisse

 

Texte de Anne-Sarah Bénichou pour le catalogue du 64e Salon de Montrouge

« Le sol pleureur a pris racine dans le pot de gel douche. » La formation philosophique de Camille Juthier lui a probablement donné ce regard perçant sur le monde, cette façon qu’a la jeune femme de disséquer les choses en faisant un pas de côté, pour essayer sans cesse de chercher leur origine, d’en trouver l’essence, le premier atome. Par des processus scientifiques, autant que poétiques, Camille Juthier questionne la matière dans son évolution, les changements climatiques, les problèmes environnementaux, notre rapport à la nature et au corps humain. Mettant en évidence certaines dérives de la science ou de la technologie, elle pointe du doigt les perturbateurs endocriniens qui viennent nous polluer, mais plus généralement certaines formes de vies marginalisées (comme celles des plantes, des personnes psychiquement différentes, des femmes...) face aux courants de pensée dominants et leur pouvoir coercitif. Cela donne lieu à de grandes peintures bleues qui ressemblent à des horizons mais sont faites de gel douche AXE, un polluant majeur dont la couleur pastel questionne la virilité autant que l’écologie (Axe peau, 2018). « Bientôt il n’y aura plus de ciel ». A d’autres moments c’est une grande installation faite de bulles de verre soufflées sur la forme de pierres et dans lesquelles des liquides aux étranges couleurs artificielles accueillent des fleurs (Be bi - bientôt les plantes nous absorberons, 2018). « Bientôt on cultivera la mémoire dans la sève des fleurs. » Pour la jeune femme, ces couleurs renvoient à l’idée d’agriculture hors sol, intensive, scientifisée à l’extrême mais aussi au Powerade, cette boisson énergisante qui symbolise le diktat du corps performant, viril puissant - ou comment tirer toujours davantage des végétaux et des hommes - mais aussi aux soins que prodiguent les plantes ou aux questionnements sur le genre et la nature du corps humain. En se réappropriant ainsi la science, l’artiste tente avant tout de trouver un moyen de s’émanciper et proposer d’autres regards sur les savoirs.« Bientôt toutes les mers s’embrasseront. » De ces formes et de ces installations à la fois naturelles et surnaturelles émerge une inquiétante réalité que vient contrebalancer la pratique poétique de l’artiste. Tant dans les titres de ses œuvres que dans la mise en place de textes qui accompagnent son travail. Ou comment la matière ancestrale vient contrebalancer la violence de notre société contemporaine.

Texte de Camille Bardin pour Yaci confederation, Jeunes critiques d'art 

Mes yeux n’avaient a priori aucune propension à s’attarder sur le travail de Camille Juthier. Les couleurs fluos m’ont, à vrai dire, toujours débectées. Elles gueulent trop fort. Leur goulot tout entier ouvert, elles semblent prêtes à nous bouffer les rétines. Si bien qu’à première vue, certaines œuvres de la plasticienne me rebutent. Et pour cause ! Ce bleu, trop bleu pour qu’on ne s’en méfie, est – entre autres – celui d’un des leaders de trucs dégueux que les industriels nous refourguent à longueur de rayons d’hypermarchés. Ce bleu, c’est celui du gel douche Axe® que Camille Juthier utilise comme médium pour ses peintures. Il est ici l’emblème d’une société viriliste, qui fantasme des nanas blanches, aux corps longilignes, aux gros nichons et aux culs à l’air, courant comme des bêtes enragées incapables de résister au charme du prétendu beau gosse détenteur de la magie Axe® – jeter un oeil aux publicités de la marque suffit à donner froid dans le dos. De l’humour me direz-vous…

Cette couleur, dénuée de référent naturel, pullule dans la grande distribution et la publicité. On l’utilise pour vendre des produits d’hygiène corporelle, y compris pour figurer les menstrues, mais aussi pour les produits ménagers et alimentaires. Le Powerade®, également utilisé comme médium par l’artiste en est ici l’archétype. Cette boisson énergisante à destination des sportifs, au slogan équivoque : « L’eau ne suffit pas. » et commercialisée depuis les années 1980 par la firme Coca-cola®. En boire accroîtrait considérablement nos capacités performatives. Ce bleu – aux usages aussi multiples que contradictoires – dit beaucoup de notre manière de percevoir nos corps. Ils sont envisagés comme les simples véhicules de nos esprits, des enveloppes capricieuses que l’on réclame minces, non odorantes, sans cellulite ni poils. Ces corps méprisés, il faudrait à tout prix les aseptiser, les faire taire : se foutre du Axe® sous les aisselles ou boire du Powerade® induirait alors une transcendance de ce bout de chair capricieux aux pulsions trop bruyantes. 

À ce rigoureux dualisme, Camille Juthier préfère une approche résolument plus fluide. Elle laisse ainsi une place toute particulière au hasard qui devient l’artisan de découvertes chimériques, donnant naissance à des créatures hybrides et protéiformes. Avec la macération, l’artiste fait  se rencontrer des objets variés – végétaux, minéraux, comme technologiques – et les place dans des poches en silicones avant de les laisser librement évoluer. Dans ces placentas externes, se croisent donc des soies de maïs, des cartes sim, et autant d’éléments antinomiques qui viennent se coaguler, se résorber ou simplement pâlir. Dans son atelier traînait, près d’une fenêtre, l’une de ces bouteilles de Powerade® dans laquelle mijotait une carte sim. On aurait alors cru voir la terre rare qui emplit la puce se diffuser dans la boisson. Cette dernière, qui pourrissait lentement, laissait naître une gélatine flottante sorte de glaire d’alien. Ce petit objet qui contient nos données, celui qui est une prolongation de notre mémoire, ne répondait plus de rien ; il flottait là, en eau trouble. 

Si Camille Juthier rejette les dualismes, qu’ils opposent la femme et l’homme, le corps et l’esprit, la nature et la culture, elle ne promeut pas non plus une nature essentielle, frêle et dépouillée de tout artefact, une nature qu’on aurait placée sous cloche. Au contraire, elle célèbre les hybridations, le maillage du monde. Ici, il est question des parties qui viennent s’agréger en un tout pour former des organismes en constante évolution, forts d’une intelligence et d’une capacité à sans cesse se reformuler. En apposant des tulles alvéolées avant que le Axe® ne sèche, l’artiste donne au Plexiglas un air de peau bionique prête à muer. Ainsi, ses œuvres sont la plupart du temps les fruits d’accouplements d’éléments différents, si ce n’est dissonants, et donnent aux produits chimiques, qui feignent une amélioration de la nature, des caractéristiques propres à l’animalité. Plus question donc d’une hiérarchie sèche et oppressante : le dualisme est ainsi disséqué, tourné à la dérision et invalidé.

En fin de compte, Camille Juthier met à jour le pouvoir constitutif des éléments et les bénéfices de l’union des contraires. Elle figure un environnement prospère où technologie et nature jouissent d’une complicité vertueuse. Ici, l’antinomie n’est plus une tare et les prétendu.es faibles ne sont plus méprisé.es. À l’inverse, l’artiste redonne tout son pouvoir à la féminité, au corps méprisé et à la nature. 

 

English version 

 

 

Texte de présentation de Delightful falls, par Zsuzsanna Szegedy-maszak

When Camille Juthier suggested the title for her solo exhibition, which has been organized as part of her residency with the Budapest Gallery’s Artist Exchange Program, I sensed a feeling of melancholy.   

Delightful falls- Camille suggested

Falls as in falling down or falls as in the Autumn season?

Both – she said

Delightful and falling imply some kind of opposition, and as I came to know Camille’s work better, it became evident that, in her art, she often questions the borders between precisely these kinds of apparent contrasts and contradictions s. As part of our institutional educations, from early on we are taught such taxonomies, which seem to rest on categories of opposites, opposites such as artificial and natural, to which, in later years, more refined categories of opposites are added, such as fertile – infertile, local – invasive, creator of life – destroyer of life. One cannot help but wonder if these constructs of opposite categories have contributed to the emergence of antagonistic discourses which, as Donna Haraway suggests, have provided justifications and rationalizations for the domination of vulnerable beings: women, people with mental disorders, even plants and minerals. Evolution, however, which obviously has not come to an end, blurs the line between natural and artificial, resulting in hybridizations of our constructs.

What colors, what forms, what textures, what smells do we consider natural or synthetic? How did the vibrant yellow of lichen growing on trees and exposed to the sun become the symbolic color of nuclear danger? As we learn from the video: cyanobacteria are blue on a microscopic scale, green on a macro scale, and secrete a pink fluid.

In our era of global environmental issues, nature can no longer be seen as an entity independent from synthetic elements of life. Our bodies can no longer differentiate between plastic particles and estrogen hormones, the plastic foil transforms into a second skin or a shell, like the skin of a snake or a cocoon.

Lines between opposites are blurred. We see through curtains that do not fulfil their roles of covering or hiding. Indeed, they don’t even stop the light from seeping in. 

We find ourselves in an intimate environment which was both created and born, which shows us nature with rotting leaves and layers of plastic melted together. In fact, the leaves themselves are placed inside hermetically sealed environments, resulting in processes which may create heat. Time, or rather transitions with the passing of time, therefore have a prominent role in all these works.

When Camille Juthier arrived in Hungary, the Art Nouveau buildings of Budapest were among the first sights which made an impression on her. These man-made constructions use a hybrid style inspired by patterns and motifs found in nature, a style which in its Hungarian incarnation was both invasive and local. As is so often the case, art, which is artificial if one insists on simple oppositions, seems to take its cues from nature.

I would like to express my gratitude to Florent Heridel and Kinga Kecskés from the French Institute, a special thanks to Júlia Hermann, coordinator of the Budapest Gallery Artist Exchange Program, as well as to the entire Budapest Gallery team.

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